Une Histoire de théorie(s)
Publié par Olivier Serpe, le 18 décembre 2020 1.2k
Une Histoire de théorie(s)
24 octobre 2020
tl;dr (abréviation de to long; didn't read) à la fin
Aujourd'hui je vais revenir sur les lauréats des prix Nobel de 2020, et plus particulièrement du Nobel de physique. Il a été décerné au début du mois, le 6 octobre, à trois personnes. À Roger Penrose, « pour avoir découvert que la formation de trous noirs était une prédiction robuste de la théorie de la relativité générale », Reinhard Genzel et Andrea Ghez (4e femme à obtenir un prix Nobel de physique) « pour la découverte d'un objet compact supermassif au centre de notre galaxie ». Vaste programme. Je ne vais pas vous faire un cours sur les trous noirs, d'autant que ces objets sont drôlement contre-intuitifs, mais je vais plutôt m'en servir comme illustration de la vie des théories scientifiques.
De gauche à droite : Roger Penrose, Reinhard Genzel et Andrea Ghez. Image : Nobel Media. Ill. Niklas Elmehed.
Vie et mort d'une théorie
Celle qui nous importe naît en 1907, dans les bureaux de l'Office des Brevets à Berne, dans lesquels un jeune homme du nom de Albert Einstein a ce qu'il aura lui-même qualifié d'idée la plus heureuse de sa vie : appliquer son approche innovante, qui lui avait permis de fonder la théorie de la relativité restreinte deux ans plus tôt — nom quelque peu barbare pour un concept simple mais assez contre-intuitif — à la loi universelle de la gravitation, toujours en place depuis sa découverte par Isaac Newton à la fin du XVIIe siècle. Cette idée « heureuse » sera le fondement de la théorie de la relativité générale et viendra remplacer (ou plutôt compléter) la théorie de Newton.
Concrètement, cela prend la forme de plusieurs articles où sont exprimées des équations. Ces équations impliquent des grandeurs physiques et quantifient leurs interrelations. Par exemple, voici l'énoncé original de la seconde loi de Newton, également appelé principe fondamental de la dynamique :
« Les changements qui arrivent dans le mouvement sont proportionnels à la force motrice ; et se font dans la ligne droite dans laquelle cette force a été imprimée. »
Dans la pratique, les mathématiciens, physiciens et leurs élèves n'utilisent pas cette phrase mais sa traduction mathématique, où chaque grandeur possède une signification (a pour l'accélération de l'objet, m pour la masse de l'objet, F pour les forces s'appliquant sur l'objet) :
Cette « formule » lie ces grandeurs, au sens où elle décrit comment calculer l'une en connaissant les autres, ce qui est très utile pour la création de prédictions.
De l'importance des prédictions
On commence par définir un cadre d'expérience : « Lancer une pierre de masse connue avec une force précise et connue, par exemple à l'aide d'un canon ». En appliquant cette formule — on connaît donc la masse et les forces qui vont s'appliquer à l'objet — on calcule l'accélération que va subir la pierre au cours du temps, et donc sa vitesse. Ensuite, on réalise l'expérience. On mesure la vitesse de la pierre, et on compare avec la prédiction.
- Si les deux valeurs (prédite et mesurée) diffèrent, il est difficile de conclure. Reproduire l'expérience dans des conditions différentes permet d'éliminer les problèmes de mesure. Si la divergence persiste, la théorie peut être incorrecte, mais il est aussi possible qu'un autre phénomène nous empêche d'interpréter correctement les résultats de l'expérience.
- Si les deux valeurs coïncident, on commence par s'assurer qu'il ne s'agisse pas d'un coup de chance, en reproduisant l'expérience plusieurs fois, et dans le cas d'une persistance de la coïncidence, la théorie gagne en crédibilité.
L'audace de la prédiction détermine le degré de crédibilité apporté à la théorie. Faire la simple prédiction qu'une pierre tombe lorsqu'elle est lâchée, bien que facilement vérifiable expérimentalement, ne suffirait pas à prouver que les équations de Newton sont correctes.
Une prédiction qui a de l'audace, c'est par exemple la prédiction de l'existence d'une planète. Au XIXe siècle, on a beaucoup observé le ciel, et l'on connait Uranus ; mais sa trajectoire semble étrange : les prédictions de trajectoires données par la loi de Newton sont fausses, là où elles sont correctes pour les autres planètes. Faut-il invalider la loi ? Le mathématicien français Urbain Le Verrier a alors lui aussi une « heureuse » idée : il suggère que les irrégularités mesurées sont le fait de l'existence d'une nouvelle planète alors inconnue, dont l'attraction gravitationnelle agit sur Uranus. Toujours avec la même loi, il calcule la trajectoire de la supposée planète. Le 23 septembre 1846 au soir, on pointe le télescope de l'Observatoire de Berlin dans la direction prédite par Le Verrier, et découvre ainsi Neptune. On dira de Le Verrier qu'il « a aperçu le nouvel astre sans avoir besoin de jeter un seul regard vers le ciel ; il l'a vu au bout de sa plume ».
Photographie de Neptune prise par la sonde Voyager 2 le 30 octobre 1998. Image : NASA/JPL.
En 1860, en réponse à d'autres incohérences relevées autour de Mercure, Le Verrier réitère sa démarche et prédit l'existence d'une nouvelle planète, Vulcain. Malgré diverses tentatives pour l'observer, aucun télescope ne confirmera ces prédictions. On tente d'autres explications aux irrégularités de Mercure, sans jamais produire de résultat probant. Des doutes commencent donc à se former autour de la loi de Newton.
L'existence des trous noirs comme preuve de la théorie d'Einstein
De retour au XXe siècle. En 1915, Einstein publie sa nouvelle théorie, la théorie de la relativité générale, qui « remplacerait » la loi de Newton. Il s'agit encore une fois d'équations, certes plus compliquées, mais à la même finalité que celles de Newton. Pour des objets petits et légers, la différence est trop petite pour être mesurée. Mais à l'échelle d'une planète, des différences commencent à devenir observables. En utilisant ces nouvelles équations, Einstein effectue les calculs pour prédire la trajectoire de Mercure. Ses résultats décrivent avec une précision incroyable toutes les irrégularités jusqu'alors observées. C'est le premier grand succès de la théorie d'Einstein. La théorie a rattrapé l'expérience.
Mais pour asseoir véritablement cette théorie sur le trône de la science, il manque une véritable prédiction d'envergure, une prédiction robuste, i.e. résiliente aux petites erreurs que nous aurions pu commettre. Entrent en scènes ces fameux trous noirs. La première fois que l'humanité a vu un trou noir, c'est également « au bout de sa plume ». Des mathématiciens et physiciens commencent par utiliser les équations d'Einstein sur des objets abstraits dont le comportement calculé semble singulier. Ils en détaillent les propriétés, et étudient ce qu'il se passerait à l'intérieur. Tout cela reste abstrait, on ne sait notamment pas sous quelles conditions de tels objets peuvent exister. Cette réponse sera apportée par les physiciens britanniques Stephen Hawking et Roger Penrose au débuts des années 70, dans leur Théorème sur les singularités. Notez l'appellation de théorème : ce résultat est rigoureusement démontré à partir de la théorie d'Einstein, et n'est pas un simple postulat ad hoc ; sa valeur de vérité est uniquement dépendante de la valeur de vérité associée à la théorie d'Einstein.
On peut s'interroger sur le sens de vérité dans ce contexte. Une théorie n'a pas vocation à expliquer ce qu'est le réel, mais la façon dont il se comporte. Une théorie est dite vraie si elle prédit correctement les résultats des expériences que nous pouvons faire. Einstein ne dit pas « Le monde suit la loi de la relativité générale » mais « La relativité générale est un très bon outil pour effectuer des prédictions sur le comportement du monde ».
Après les travaux de Hawking et Penrose, beaucoup commencent à croire en l'existence des trous noirs. La première preuve visuelle est acquise en 2012, où l'on obtient des images d'une étoile en train de se faire aspirer par un trou noir. En 2015, on détecte des ondes gravitationnelles, phénomènes produits par la fusion de deux trous noirs. En 2019, on obtient une photo du trou noir M87*.
Le disque d'accrétion du trou noir M87* imagé par l'Event Horizon Telescope. Image : EHT collaboration.
Les travaux de Reinhard Genzel et Andrea Ghez depuis les années 90 ont permis de mettre en évidence l'existence d'un trou noir au centre de notre galaxie, la Voie lactée. Les trous noirs existent donc bel et bien, aussi bizarres puissent-ils être ; cela constitue donc une preuve puissante en faveur de la théorie d'Einstein. En tous cas, pour l'instant.
Tl;dr et synthèse
Une théorie est un ensemble d'outils permettant de décrire un phénomène et notamment de faire des prédictions. Ces prédictions vont permettre de tester expérimentalement la validité de la théorie. En amassant des prédictions vérifiées, une théorie devient de plus en plus crédible. Lorsqu'une prédiction n'est pas vérifiée, des doutes sont à émettre. Lorsqu'une théorie nouvelle permet de faire de meilleures prédictions qu'une autre, elle peut la remplacer, formant ainsi un cycle de vie des théories. C'est le cas de la théorie de la relativité générale d'Einstein, qui a remplacé la loi universelle de la gravitation de Newton. La prédiction et la preuve de l'existence de trous noirs forment un argument probant en faveur de cette nouvelle théorie, et ont été récompensées par le prix Nobel de physique en octobre 2020.
Pour en savoir plus
Tout d'abord, à propos du prix Nobel de 2020 :
Ensuite, cette vidéo très abordable revient plus en détails sur le processus de test d'une théorie :
Beaucoup des fondements théoriques abordés ici sont le fruit des travaux de l'austro-britannique Karl Popper, dont l'œuvre majeure est :
- 📕 La Logique de la découverte scientifique / Karl Popper ; Jacques Monod, Nicole Thyssen-Rutten, Philippe Devaux.- Paris : Payot , 2017.- 479 p. ; 22 cm.
Pour en apprendre plus sur les théories en physique et leur généalogie, je recommande deux documents :
- 📕 (court) Une Petite histoire de la physique / Isabelle Desit-Ricard.- Paris : Ellipses , 2001.- 126 p. : ill. ; 19 cm.- (L'esprit des sciences ; 13).
- 📕 (long) De Pythagore à Einstein, tout est nombre : la relativité générale, 25 siècles d'histoire / Nathalie Deruelle.- Paris : Belin , 2015.- 192 p. : illustrations ; 25 cm.- (Bibliothèque scientifique).
Mon discours est en grande partie le résultat de l'influence du charismatique Étienne Klein, philosophe des sciences et fin connaisseur d'Albert Einstein, dont vous connaissez sûrement l'émission La Conversation scientifique sur France Culture mais dont on peut également trouver de nombreuses conférences à écouter sur YouTube, notamment :
- 🎬 « Philosophie des sciences » (cours donné par Étienne Klein à Centrale Supélec en 2012)
- 🎤 « La science dit-elle la vérité ? » (conférence donnée par Étienne Klein au Patronage laïque Jules Vallès en 2019)
- 🎤 « Comment savons-nous ce que nous savons ? » (conférence donnée par Étienne Klein au Centre Rabelais en 2011)
Enfin, voici quelques vidéos plus ardues pour approfondir et actualiser la notion de théorie :
- 🎬 « La formule du savoir » par Science4All
- 🎬 « Quel est le but de la recherche scientifique ? » par Science4All
- 🎬 « La théorie des cordes est-elle une théorie ? » par Science4All
Yohan