Les neurosciences à l’école, des hauts… et débats Publié par Marie-Catherine Mérat, le 30 avril 2018
Publié par Michel Naranjo, le 11 février 2019 1.5k
Le moins que l’on puisse dire, c’est que le tout nouveau Conseil scientifique de l’éducation nationale (CSEN) ne passe pas inaperçu. Quelques précisions utiles pour commencer. Le CSEN est présidé par un éminent neuroscientique, Stanislas Dehaene, dont le laboratoire avait déjà été à l’initiative de la création d’un site internet en 2014, qui s’appelait « Mon cerveau à l’école », dont l’objectif était de faire le lien entre les recherches en neurosciences et la classe, et de proposer des outils à destination des enseignants et des parents (https://moncerveaualecole.com).
Ce nouveau conseil scientifique fait la part belle, donc, aux sciences cognitives, puisque 4 de ses 21 sièges sont occupés par des chercheurs de ce domaine. Ses objectifs : réaliser des travaux et études pour mieux saisir les mécanismes d’apprentissage des élèves et nourrir la réflexion sur les stratégies pédagogiques les plus efficaces. Selon le ministère de l'Éducation nationale, « le Conseil, doté d'un pouvoir consultatif, pourra être saisi sur tous les sujets afin d'apporter des éclairages pertinents en matière d'éducation ».
Concrètement, quelles seront ses missions ? Il entend étudier notamment le contenu des formations enseignantes, délimiter les connaissances que tout professeur devrait maîtriser ; proposer des outils pédagogiques plus adaptés ; il se penchera aussi sur la métacognition, la connaissance qu’un élève peut avoir sur ses propres processus d’apprentissage afin d’apprendre à apprendre ; il étudiera encore les apports du numérique, etc. Il envisage d’ailleurs de mettre en place des expérimentations, qui seront systématiquement évaluées.
Précisons que des philosophes, linguiste, spécialistes du développement de l’enfant, économistes, sociologues, spécialistes des sciences de l’éducation, mathématicien et informaticien composent également ce conseil, qui est somme toute assez diverse.
Des hauts… et débats (épisode 1)
C’était prévisible, cette nette orientation « sciences cognitives » suscite déjà la controverse. Un certain nombre de chercheurs en sciences de l’éducation notamment, s’interrogent : les résultats des études de neurosciences expérimentales sont-ils réellement transposables sur le terrain ?Les outils développés dans les laboratoires ont-ils une pertinence dans les classes ?
Certains avancent notamment qu’il est difficile de comparer une tâche réalisée sous IRM fonctionnelle avec une situation de classe, que l’école n’est pas un laboratoire.
D’ailleurs, un appel avait été lancé dès le 24 novembre dernier par le SNUIPP, le principal syndicat des enseignants du primaire, à l’adresse du ministre de l’éducation nationale. Appel qui avait été signé par 56 chercheurs, neuropsychiatres, chercheurs en sciences de l’éducation, historien de l’éducation… inquiets d’une mainmise des neurosciences sur la pédagogie et qui prônait « une diversité de la recherche dans l’approche de l’école ».« Aucune discipline ne devra s’imposer aux autres », pouvait-on y lire. Donc le souhait que toutes les disciplines de recherche soient prises en compte, et pas seulement les sciences cognitives.
Précision intéressante, Stanislas Deheane déclarait lui-même en 2014, dans une interview publiée dans « Le café pédagogique » (www.cafepedagogique.net), un site internet dédié à l’actualité pédagogique : « A mon avis, il n’appartient pas au chercheur cognitiviste d’opérer le passage entre les sciences cognitives et la pédagogie, entre le labo et la classe. »
Le 1er février a eu lieu le premier colloque de ce Conseil,au Collège de France. Il y était question du rôle de l’expérimentation dans le domaine éducatif. Avec en fond ces mêmes questions qui suscitent l’inquiétude : Doit-on adopter une « éducation fondée sur les preuves », choisir les politiques éducatives en s'appuyant sur des données scientifiques ?
Comme le relèvent les Cahiers pédagogiques sur leur site internet, lors de ce colloque, Elizabeth Spelke, membre du Conseil scientifique et éminente psychologue de l’Université de Harvard, a souligné que les sciences cognitives « ne fourniront jamais de recettes toutes faites pour améliorer l’enseignement », mais seulement des hypothèses « qui méritent d’être testées ». À titre d’information, la conférence qu’elle a donnée lors de ce colloque s’intitulait : « Jouer à l'école pour développer le sens des nombres et la géométrie ».
Les expérimentations en sciences cognitives sont donc là avant tout pour éclairer, aider les enseignants dans leurs pratiques, et non pour prescrire des solutions toute faites. Voilà qui devrait rassurer, peut-être, les plus inquiets.
Des hauts… et débats (épisode 2)
Mais le feuilleton, si l’on peut dire, continue, puisque le 24 mars dernier s’est tenu, à la Bellevilloise, à Paris, une rencontre, dans le cadre de la Nuit des débats, organisée par l’APLP, l’Association pour la psychanalyse. L’objectif de cette rencontre était, ni plus ni moins, de demander la démission du neuroscientifique Stanislas Dehaene.
Dans le communiqué annonçant l’événement, on pouvait notamment lire ceci : « Ce conseil comporte une majorité de neuroscientifiques qui ne sont pas compétents pour traiter des problèmes de l'éducation. 3000 praticiens de la santé mentale et des soins apportés aux enfants en difficultés soutiennent cette initiative ». On y lit aussi qu’il s'agit là « d'enjeux de société cruciaux qui opèrent une ségrégation parmi les enfants, prétendument au nom du neurodéveloppement et du génome. C'est une forme de ségrégation pire que la couleur de la peau. »
Un passage d’un article de Libération intitulé « Non, les enfants ne sont pas que des machines cérébrales », signé par Emile Rafowicz et Louis Sciara, tous deux psychanalystes et membres de l’APLP, résume bien les peurs que suscite ce conseil : « Pourquoi une telle prétention hégémonique des neurosciences qui se veut sans partage, réussissant le tour de force de se mettre à dos beaucoup d’enseignants, d’universitaires des sciences de l’éducation, de pédagogues, ainsi que les professionnels de la pédopsychiatrie ? L’heure est au scientisme, à la foi envoûtante et aveugle en l’imagerie cérébrale, en la neuropsychologie, en la neurogénétique, en la neuroéconomie, au détriment d’une approche humaniste qui, par essence, inscrit le sujet humain dans sa dimension relationnelle d’être parlant. L’enfant se retrouve réduit au fonctionnement de son cerveau, à ses apprentissages, à ses conduites, sans se soucier de la transmission et du type de filiation dans lequel il s’inscrit. »
À la tête de cette initiative, Gérard Pommier, Psychanalyste, représentant de l’APLP, psychiatre, Professeur des universités, directeur de recherche à Paris VII, qui a signé un article au vitriol sur lepoint.fr, intitulé « Les neurosciences, d’un point de vue éducatif, ne servent à rien ! ».
Evidemment, des membres du CSEN ont vivement réagi. Franck Ramus notamment, directeur de recherche au CNRS et professeur de psychologie, dénonce dans une réponse datée du 29 mars, publiée sur lepoint.fr, un procès en « hérésie neuroscientifique ».
L’un des profonds désaccords – mais il faut bien avouer que les termes du désaccord ne sont pas simples à comprendre, on a plutôt l’impression d’un profond manque de dialogue entre les deux parties, voire d’un dialogue de sourds – serait cette affirmation, que l’on retrouve dans l’article de Franck Ramus : « La réussite scolaire est influencée par des facteurs génétiques à hauteur de 30 à 50%, à parts égales avec les facteurs familiaux et sociaux ». Affirmation qui fait dire au psychanalyste Gérard Pommier que le conseil s’appuiera sur la génétique et le neurodéveloppement pour fonder ses orientations.
Au-delà d’éventuelles imprécisions et fausses vérités dénoncées par Franck Ramus dans son article du Point, on s’aperçoit surtout, en s’intéressant à ce débat, que l’on touche là au cœur du problème, au grand malaise entre psychanalyse et neuroscience, à l’impossible réconciliation (?). La conscience, les émotions, les états mentaux, les apprentissages, sont-ils réductibles à des processus neuronaux ?
Et si tout cela n’était-il qu’un grand malentendu ? Une méconnaissance réciproque de champs disciplinaires éloignés et pourtant intimement liés ? Neuroscientifiques et psychanalystes ont sans doute encore du chemin à faire pour s’entendre… et se comprendre.