Des huiles essentielles au secours de l’agriculture biologique
Publié par Journal Décoder, le 13 juin 2022 1.9k
Sandrine Moja1 (enseignante-chercheuse) et la classe de 2nde 11 du Lycée Jean Calvin (Noyon) de Mme Danglot2 et Mr Dubois2 (la liste des élèves est mentionnée en fin d’article)
Institution : 1 Univ Lyon, UJM-Saint-Etienne, CNRS, LBVpam UMR 5079, 23 rue du Dr Paul Michelon F-42023, SAINT-ETIENNE, France
2 Lycée Jean Calvin rue Jean Calvin 60400 Noyon
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Résumé :
Les élèves de la classe de seconde 11 du lycée Jean Calvin de Noyon se sont demandés comment les plantes se protégeaient face aux champignons. Pour pouvoir répondre à cette problématique ils ont testé cela sur de la levure de boulanger (Saccharomyces cerevisiae Meyen ex E. C. Hansen, 1883). Cet organisme est un eucaryote (pourvu d’un noyau) unicellulaire utilisé souvent dans les laboratoires comme modèle. Au niveau des plantes, les élèves se sont tournés vers les huiles essentielles (HE) d’orange (Citrus sinensis (L.) Osbeck, 1765) et de citron (Citrus limon (L.) Burm. f., 1768) utilisées dans l’agriculture biologique pour leur effet antifongique. Les élèves ont réalisé en travaux pratiques de chimie, l’extraction d’HE d’orange. Puis deux protocoles ont été mis en place. Le premier a permis de cultiver des levures à 30°C pendant 8 jours, puis à placer des supports imbibés de l’HE à différentes concentrations (0, 25%, 50 % ou 75 %). Les résultats n’ayant pas montré de différence sur l’état des levures, les élèves ont effectué un 2e protocole en plaçant les HE en même temps que les levures. Au bout d’une semaine, ils ont pu observer, qu’autour du support diffusant de l’HE, l’absence de développement de levure.
Mots clés : Champignon ; Huile essentielle ; levure ; protection
I. Introduction :
De nombreuses études ont été menées sur l’utilisation des huiles essentielles en agriculture et notamment dans la viticulture. L’huile essentielle d’orange douce est utilisée en culture biologique (GRAB, 2018). Les HE sont des mélanges de molécules appelées composés organiques volatils (COV). Ces molécules sont produites par de nombreuses plantes et extraites par distillation. Dans la nature, les COV permettent aux plantes de communiquer chimiquement avec les autres organismes de leur environnement. C’est une forme de langage qui permet par exemple d’attirer des pollinisateurs sur les fleurs (pour la reproduction de la plante) ou au contraire de repousser les herbivores ou les pathogènes (champignons, bactéries) et ainsi défendre la plante face à divers agresseurs. Les élèves ont choisi de travailler sur des HE d’agrumes dans leur étude avec la levure de boulanger vivante cultivée en condition stérile afin de tester si les plantes peuvent se protéger avec leurs huiles essentielles face aux champignons.
II. Matériels et méthodes
1. Extraction de l’huile essentielle par distillation
Le dispositif est présenté sur la Figure 1, il est constitué d’un ballon, placé dans un chauffe ballon, relié à un réfrigérant. Ce système permet la condensation du distillat dans le réfrigérant. Le distillat, composé de l’huile essentielle (COV lipophiles) et d’eau aromatique (mélange d’eau et de COV hydrophiles) est récupéré à la sortie dans un erlen meyer (Figure 2). Le zeste d’une orange est broyé dans un mortier puis placé dans un ballon de 250 mL avec 100 mL d’eau (Figure 3). Le tout est porté à ébullition douce entre 50 et 60 °C : l’huile essentielle entraînée à la vapeur est recueillie dans le bêcher où elle surnage.
2. Séparation et relargage de l’huile essentielle
Le distillat est versé dans une ampoule à décanter et 50 mL d’une solution saturée de chlorure de sodium, utilisée pour rincer le bécher, sont ajoutés, l’ensemble est agité avec précaution en prenant soin de dégazer. Après décantation lente les 2 liquides se séparent, le plus dense, hydrophile se rassemblant dans la partie inférieure. Lorsque les 2 phases sont bien distinctes elles sont séparées en recueillant la solution ionique dans un premier bécher et l’autre phase, lipophile qui contient l’huile essentielle dans un deuxième petit bécher.
3. Culture des levures en conditions stériles
Toutes les manipulations sont réalisées en condition stérile sur une paillasse nettoyée à l’éthanol, dans la zone de 20 cm autour d’un bec bunsen, en respectant les règles d’hygiène et de sécurité (mains lavées, port d’une blouse, manches relevées et cheveux attachés). La solution de levure est préparée à température ambiante avec 0,5 g de levures déshydratées (marque Chabrior) remise en suspension avec un agitateur stérile dans 100 mL d’eau stérile puis aliquotée par 1 mL en tube stérile. Le milieu de culture est préparé avec 0.5 g de bouillon de bœuf (marque Maggie), 0.7 g de glucose (Sordalab) et 0.5 g d’agar-agar (Sordalab) dissous avec un agitateur dans 25 mL d’eau distillée préalablement chauffée (Figure 4), le mélange est porté à ébullition puis versé dans une boite de pétri stérile (Figure 5). 50 boîtes de pétri sont préparées afin de disposer de 5 répétitions par condition. Après refroidissement les boites sont ensemencées avec une goutte de suspension de levures, déposée avec une pipette pasteur stérile et étalée avec un étaleur stérilisé à l’éthanol (Figure 6). Les boîtes sont placées à 30°C dans une étuve pendant une semaine.
4. Application des huiles essentielles sur les levures
Toutes les manipulations sont réalisées en condition stérile. Deux protocoles expérimentaux de contact des levures avec les HE sont réalisés. Dans les deux cas des disques de papier wattman imbibés de solution d’HE concentrées ou diluées dans de l’huile d’olive sont déposés dans la boite de pétri. Le premier protocole correspond à un contact sur des cultures de levure âgées d’une semaine. Le second correspond à une mise en contact lors de l’ensemencement. Dans les deux cas le temps d’application du traitement est d’une semaine à 30 °C. Les huiles essentielles d’orange (Citrus sinensis de chez Puressentiel contenant Limonène) et de citron (Citrus limon de Puressentiel contenant Limonène, β-Pinène, γ-Terpène) sont utilisées pures ou diluées dans de l’huile d’olive aux concentrations suivantes : 0 ; 25 ; 50 ; 75 %. Après une semaine de culture, les résultats sont lus, les boites sont photographiées et le nombre de colonies est mesuré avec le logiciel « mesurim » (Logiciel réalisé par Jean-François Madre, enseignant associé à l’équipe ACCES)
5. Observations microscopiques des glandes sécrétrices d’huile essentielle
Des coupes transversales fines sont effectuées dans le zeste avec la lame de rasoir (Figure 7). Elles sont montées entre lame et lamelle dans une goutte de Rouge Soudan III.
III. Résultats :
1. Obtention d’huile essentielle d’orange
La peau des agrumes contient des poches ou glandes à huile dont les cellules renferment des composés organiques odorants. Ces composés, peu solubles dans l’eau, sont difficiles à extraire par macération ou décoction dans l’eau. On préfère utiliser la technique de l’hydro distillation qui consiste à porter à ébullition, un mélange d’agrume et d’eau. Sous l’action de la chaleur, les cellules des agrumes éclatent et libèrent des composés organiques volatils. La vapeur d’eau formée entraîne les composés organiques à l’état gazeux vers le réfrigérant. La condensation de ce mélange gazeux provoque sa séparation en deux phases liquides :
La phase organique supérieure, huileuse et très odorante, appelée « huile essentielle », contenant la majorité des composés odorants.
La phase aqueuse inférieure, odorante, appelée « eaux aromatiques « , qui n’en contient que très peu.
Il reste des molécules odorantes dissoutes dans la phase aqueuse. On veut les récupérer dans la phase organique. Ces molécules sont encore moins solubles dans une solution aqueuse ionique que dans l’eau pure. En ajoutant une solution ionique au distillat et en agitant, pratiquement toutes les molécules odorantes passent dans la phase organique, la phase aqueuse devenant ionique. L’opération se fait dans une ampoule à décanter. La solution ionique utilisée est souvent une solution de chlorure de sodium saturée.
Pour récupérer les éventuelles traces d’huile essentielle encore présentes dans la phase aqueuse, on pourrait également réaliser une extraction liquide – liquide avec du dichlorométhane, mais celui-ci reste un solvant organique relativement dangereux.
2. Effet des huiles essentielles de citron et d’orange sur des colonies de levures de boulanger formées (Tableau 1)
Des colonies de levure se sont formées sur toute la surface de gélose après une semaine de culture. Certaines boites étaient contaminées par des colonies de petite taille (probablement des bactéries) et n’ont pas été utilisées par la suite. Chaque boite a été prise en photo sans être ouverte avant et après application des HE (Figure 8).
Conditions | Répétitivité de l’expérience | Résultats présence ou absence de halo d’inhibition |
Boîtes témoin sans huile essentielle | N = 5 | Absence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle d’orange douce | N = 5 | Absence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle d’orange obtenue par distillation en TP de chimie | N = 5 | Absence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle d’orange diluée à 25 % | N = 5 | Absence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle d’orange diluée à 50 % | N = 5 | Absence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle d’orange diluée à 75 % | N = 5 | Absence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle de citron | N = 5 | Absence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle de citron diluée à 25 % | N = 5 | Absence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle de citron diluée à 50 % | N = 5 | Absence |
3. Effet des huiles essentielles de Citron et d’Orange sur la croissance de la levure de boulanger (Tableau 2)
Les résultats sont présentés sur la Figure 10 et la Figure 9. Après une semaine à 30 °C les levures se sont multipliées sur toutes les boites en formant un tapis plus ou moins uniforme avec parfois quelques colonies isolées. Sur toutes les boites avec un disque imprégné d’HE un halo d’inhibition apparaît nettement autour du disque, c’est une zone de quelques mm sans cellule. Cette zone n’est jamais observée sur les boites témoins sans disque et celles avec disque imprégné d’huile d’olive qui avait servi de diluant des HE.
Les élèves ont pu observer des gouttes d’HE mises en évidence ou non par le Rouge Soudan III dans les zestes de citron et d’orange (Figure 11, Figure 12 et Figure 13).
Conditions | Répétitivité de l’expérience |
Résultats Présence ou absence de halo d’inhibition |
Boîtes témoin sans huile essentielle | N = 5 | Absence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle d’orange | N = 5 | Présence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle d’orange diluée à 25 % | N = 5 | Présence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle d’orange diluée à 50 % | N = 5 | Présence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle d’orange diluée à 75 % | N = 5 | Présence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle de citron | N = 5 | Présence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle de citron diluée à 25 % | N = 5 | Présence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle de citron diluée à 50 % | N = 5 | Présence |
Boîtes avec un support diffusant de l’huile essentielle de citron diluée à 75% | N = 5 | Présence |
Boites avec un support diffusant de l’huile d’olive | N = 5 | Absence |
IV. Discussion :
Les résultats obtenus avec le premier protocole sur des colonies formées de levure ont été traitées avec le logiciel mesurim. Les comptages ont été très difficiles suite à une présence très importante de colonies formées de levure après une semaine d’incubation. Aucun changement n’a été observé après l’addition d’HE sur les colonies par la méthode du disque de papier imprégné et cela quelle que soit la concentration (0, 25, 50, 75 et 100%) et le type d’HE (citron, orange). Ces résultats indiquent que les traitements aux huiles essentielles appliqués sur les colonies de levure de boulanger n’ont pas modifié la croissance cellulaire ou que la méthode ne permet pas de mesurer cette variation de croissance. Cette seconde hypothèse a conduit à l’élaboration d’une deuxième expérience. Les élèves ont défini un nouveau protocole permettant de placer en même temps la levure et les huiles essentielles. Ils en ont profité pour ajouter une condition afin de tester l’impact de l’huile d’olive seule sur la croissance des levures.Après une semaine de culture un halo d’inhibition est apparu autour des disques quelle que soit la dilution (25, 50, 75 et 100%) et le type d’HE (citron, orange). Les résultats montrent que la culture de levure n’a pas pu se développer au contact des huiles essentielles de citron ou d’orange. Par ailleurs les résultats indiquent que les huiles essentielles agissent même très diluées. Cette méthode n’est pas quantitative et il est difficile d’établir le lien entre le diamètre d’inhibition de croissance et la concentration en HE. En effet ces dernières étant de nature lipophile (hydrophobe), leur diffusion dans la gélose (hydrophile) n’est pas mesurable ce qui pourrait expliquer pourquoi les élèves n’ont pas observé d’halo plus ou moins important autour du disque en fonction de la dilution d’HE. Les élèves ont également montré que l’huile d’olive n’a aucune action contre la croissance des levures de boulanger. Les huiles essentielles de citron et d’orange sont riches en monoterpènes, petites molécules à 10 carbones portant différents groupements chimiques. Ces deux HE sont riches en limonène qui représente plus de 90 % de celle d’orange douce. Chaque espèce ou variétés d’une même espèce produit un mélange spécifique qui conduit à la composition de l’HE, à son odeur (https://www.youtube.com/watch?v=W9JpRg8M1qk, accessed 2021-09-23) et à ses caractéristiques biologiques.
En 2011 des chercheurs ont réussi à inhiber la synthèse du limonène dans les peaux d’orange par une méthode de transformation génétique. Ils ont montré expérimentalement que le champignon responsable de la pourriture verte des agrumes (après la récolte) ne se développait pas sur les fruits sans limonène. Leurs expériences ont mis en évidence que le limonène est dans ce cas un substrat du champignon (Rodríguez et al., 2011). Dans la nature cette pourriture permet d’éliminer la peau de l’orange et rend accessible le reste du fruit qui contient les graines qui pourront être ainsi disséminées par des frugivores-herbivores.
Les HE de citron et d’orange sont extraites par distillation ou d’autres techniques à partir des zestes issus de l’industrie des jus de fruits et constituent une valorisation des déchets de cette filière. Ces deux HE sont dans le top 3 de la production mondiale, celle d’orange arrive en tête avec 49000 T extraites en 2019, celle de citron en troisième position derrière celle de menthe avec 9000 T (FranceAgriMer, 2020).
V. Conclusion :
Les élèves étaient partis sur l’idée que les plantes sécrétaient des huiles essentielles qui leur permettaient de détruire des champignons déjà installés. Mais leurs expériences nous ont montré que ces molécules agissaient plutôt dès le début de l’infection, voir en prévention. Nous pourrions compléter leur travail en faisant des dilutions plus fines avec des protocoles spécifiques pour déterminer la concentration minimale inhibitrice ou fongicide (Guinoiseau, 2010). Nous pourrions également nous intéresser aux effets de synergie des huiles essentielles et étudier l’effet fongicide sur des cultures de levures.
Références
FranceAgriMer. (2020, décembre 10). Production et marchés des huiles essentielles. https://www.franceagrimer.fr/A...
GRAB. (2018). Liste des produits phytosanitaires autorisés en agriculture biologique sur cultures maraîchères et fraise (p. 1‑14). GRAB (Groupe de Recherche en Agriculture Biologique). https://www.grab.fr/wp-content...
Guinoiseau, E. (2010). Molécules antibactériennes issues d’huiles essentielles : Séparation, identification et mode d’action [Phdthesis, Université de Corse]. https://tel.archives-ouvertes....
Rodríguez, A., San Andrés, V., Cervera, M., Redondo, A., Alquézar, B., Shimada, T., Gadea, J., Rodrigo, M. J., Zacarías, L., & Palou, L. (2011). Terpene down-regulation in orange reveals the role of fruit aromas in mediating interactions with insect herbivores and pathogens. Plant Physiology, 156(2), 793‑802.
Remerciements : Ce travail a été initié dans le cadre des événements organisés par le CNRS « du laboratoire de recherche à la classe » pour l’année de la biologie. Nous remercions Jean-Claude Caissard (LBVpam), H. Grèche (Université de Fez), F. Jullien (LBVpam) et Mathias Fontez (LBVpam) pour les discussions intéressantes sur les huiles essentielles.
Ont participé au travail d’écriture de cet article, en collaboration avec avec Sandrine MOJA, chercheuse en Biochimie Végétale (par ordre alphabétique) : Juliana DA COSTA, Pierre Louis DELELIS, Lou DENANT, Marwa ERRADOUANE, Mohamed ERRADOUANE, Yann GARCIA, Louise KUNC, Mélyne LAPPEL, Gabriel LASSIEUR CAUDRON, Lyiana LEFEVRE, Eva LUCIANO-LOUVET, Gabrielle MACHU, Gaël MORLIERE, Ana PEREIRA DE ARAUJO, Anna PEREIRA-BAYART, Bradley PICHON, Mailyn ROUDAUT PAOLUCCI, Romane SEELS, Ethan TRUONG, Léa VANLANGENDONCK.
Comment citer cet article : Sandrine Moja et la classe de 2nde 11 du lycée Jean Calvin (Noyon (FR)), Huiles essentielles au secours de l’agriculture biologique, Journal DECODER, (2022-04-11)
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