Troubles de l’attention, du sommeil, du langage… « La multiplication des écrans engendre une décérébration à grande échelle »

Publié par Michel Naranjo, le 5 mars 2020   3.2k

Contribution à la journée "écrans" d'Astu'Sciences du mardi 10 mars 2020: reproduction d'un article du journal "Le Monde".

Pour le neuroscientifique Michel Desmurget, laisser les enfants et les adolescents face à des écrans relève de la maltraitance. Il alerte sur ce qu’il considère comme un problème majeur de santé publique. 

Michel Desmurget dirige, au CNRS, une équipe de recherche sur la plasticité cérébrale. Il vient de publier La Fabrique du crétin digital. Les dangers des écrans pour nos enfants (Seuil, 425 pages, 20 euros).

En se fondant sur la littérature scientifique disponible, le neuroscientifique y détaille les effets de l’omniprésence des outils numériques sur la cognition, le comportement et le bien-être des enfants.

Vous abordez dans votre livre les différents types d’écrans classiques, les jeux vidéo, etc. Qu’est-ce qui est le plus délétère pour l’enfant ?

C’est la convergence de tout cela. De nombreuses études mettent en évidence l’impact des écrans, quels qu’ils soient, sur des retards dans le développement du langage, sur le sommeil et l’attention. Le cerveau – surtout lorsqu’il est en construction – n’est pas fait pour subir ce bombardement sensoriel.

Quelles sont les données disponibles sur le temps d’écran ?

Le temps d’écran n’est pas seulement excessif, il est extravagant. Aux Etats-Unis, on est à près de trois heures par jour à 3 ans, quatre heures quarante entre 8 et 12 ans et six heures quarante entre 13 et 18 ans. En France, les enfants de 6 à 17 ans passaient en moyenne, en 2015, quatre heures et onze minutes par jour devant un écran, selon l’étude Esteban menée par Santé publique France. D’autres données diffèrent un peu, mais elles sont toutes dans des fourchettes équivalentes, et, dans tous les cas, dans des proportions très élevées. Seulement 6 % à 10 % des enfants ne sont pas touchés.

Est-ce si grave ?

Avant 6 ans, il est montré que les écrans ont un effet dès quinze minutes par jour. Dans les cinq à six premières années de la vie, chaque minute compte : c’est une période de développement absolument unique, d’apprentissage, de plasticité cérébrale qui ne se reproduira plus !

Au-delà de 6 ans, jusqu’à une demi-heure, voire une heure de consommation par jour, il n’y a pas d’effets mesurables pour peu que les contenus consultés soient adaptés et que cette activité ne touche pas le sommeil. Mais on est très au-delà. Ce qui se produit en ce moment est une expérience inédite de décérébration à grande échelle.

Pour les adolescents, le niveau moyen de consommation est-il problématique ?

On peut vraiment parler d’épidémie chez les adolescents ; c’est un problème majeur de santé publique. La littérature dans son ensemble indique notamment des effets délétères des écrans sur la concentration. Quels que soient le contenu, le support, le cerveau n’est pas conçu pour de telles sollicitations exogènes. Un grand nombre de travaux montrent des risques accrus de dépression, d’anxiété, de suicide, liés au temps d’écran.

Enfin, les écrans contribuent aussi à la diffusion de contenus à risque sur la drogue, le tabac ou la sexualité. Pour les adolescents, cela prend entre 40 % à 50 % du temps de veille ; l’une des atteintes majeures porte sur le sommeil.

Selon les dernières statistiques, la majorité des adolescents sont en dette de sommeil – activité fondamentale. Pour une large part, cette dette est liée à l’usage numérique qui décale l’heure du coucher (il faut bien prendre quelque part le temps offert aux écrans) et retarde l’endormissement (la lumière émise par les écrans perturbe la sécrétion de mélatonine, l’hormone du sommeil).

Vous évoquez un lien entre l’utilisation des écrans et la chute des capacités cognitives, est-ce sérieux ?

Rappelons qu’il existe notamment un lien fort entre la richesse du langage et la performance intellectuelle. Robert Sternberg, professeur de psychologie cognitive à l’université de Yale, ne disait-il pas que « le vocabulaire est probablement le meilleur indicateur singulier du niveau d’intelligence générale d’une personne » ?

Les écrans interfèrent avec le développement de nos aptitudes verbales, même s’il existe d’autres causes, scolaires (baisse du nombre d’heures d’enseignement…) ou environnementales (perturbateurs endocriniens…). Par exemple, chez un enfant de 18 mois, chaque demi-heure supplémentaire passée avec un appareil mobile multiplie par 2,5 la probabilité d’observer des retards de langage. De même, plus le temps d’écran est important, moins les enfants sont exposés aux bienfaits de l’écrit, de la lecture.